Le geste et la couleur

La peinture de Benoît Manent ne s’apparente pas à un récit. L’espace du tableau est une scène toujours en mouvement, dont la couleur est le moteur, et les corps les vecteurs d’une foi absolue dans les possibilités qu’offre son usage. Jaunes rouges bleus verts violets roses noirs orangés attaquent le regard, le captent, l’attirent, le fixent.
Déjà, il y a dix-sept ans, dans le travail proche de l’hyperréalisme que le jeune peintre pratiquait, la couleur débordait les sujets peints. Depuis, elle n’a cessé de prendre possession de l’espace non pour le figer et l’enfermer, mais pour le mettre en branle.
Dans les oeuvres les plus récentes, l'incessant corps à corps des figures cherche l'épuisement d'une jubilation qui explose dans des taches lumineuses. Cette joie n'est pas une idylle mais un appétit et une quête dont l'inassouvissement fait le bonheur du peintre. Étreintes, batailles, guerres ou jeux d’enfants ? Les couleurs sont trop éclatantes pour ne pas nous leurrer. Au fil de voir, ce qui se noue de relations entre les formes et les couleurs est plus complexe et obscur qu’il n’y paraît. Ce que les corps font à l'espace semble être l'obsédante préoccupation du peintre. Entre union et fission, pulsion de vie et souffle de mort, le temps de la chair met en vibration la surface du tableau.
L'espace, au cours des années, est devenu le cadre. Les corps s'en jouent sous l'apparente contrainte qui volontiers les piège, les coince. En résulte une tension qui s'ouvre et implose dans la tache d'une main, d'un lambeau de couleur, vêtement ou carnation. Le regard se fixe à l'endroit où mouvement et couleur entrent en fusion.
La peinture ne colore pas, elle naît de la rencontre du geste et de la couleur. Rencontre insaisissable, dont le peintre fait l’objet de sa recherche.
Depuis plusieurs années, Benoît Manent a choisi la gouache, laissant derrière lui l’huile des débuts puis l’acrylique. Opaque et couvrante, mais diluable, la gouache peut atteindre la transparence de l’aquarelle tout en préservant une haute brillance.
Ces gouaches, il les passe au gros pinceau, le pinceau à réchampir, technique utilisée par les peintres en bâtiment pour détacher les objets du fond, dans une fonction ornementale. La peinture de Benoît Manent est tout sauf un ornement mais le rapport que ses figures entretiennent au fond met en évidence la signification du réchampir, redonner du champ.
Dans les oeuvres les plus récentes, mouvements et signes saturent l’espace, on s’éloigne pour accommoder le regard. Dans d’autres, plus anciennes, les figures sont isolées au milieu du fond, on effectue le mouvement contraire. Saisis par le flamboiement des couleurs ou l’aimantation calme du fond, on cherche sa position. Mais ce qui se voit se voit de près et de loin. Une couleur chante avec une autre, peindre est une traversée, une rafale, une brise, une vague.
Il y eut un temps où Benoît Manent se tourna vers des danseurs qu’il filma. Et si la plupart des peintres ont des carnets de dessins, les siens sont des photographies. Lorsqu’on pose ces séries d’images côte à côte, on obtient un film façon Eadweard Muybridge, une décomposition photographique du mouvement. A ses sujets, Benoît Manent ne demande pas de poser, mais de bouger : courses, étreintes, chutes, heurts, rencontres, séparations, lancés, jetés. Il déclenche la prise de vues comme il déclenche ensuite au pinceau, transposant le mouvement en couleur-matière. Le gros pinceau exige du geste qu'il aille vite, qu'il n'hésite pas, qu'il tombe juste, qu'il trahisse le vouloir, et soit un seul élan du corps du peintre au corps des figures sur le papier. Parallèlement, lors des séances photographiques, Benoît Manent habille ses sujets de valeurs contrastées, et rompt l’espace neutre d’un accessoire au jaune ardent, au rouge profond. Les tableaux intensifient l’expérience, la couleur absorbe l'énergie et la renvoie.
Des corps réels, il reste le signe, le travail de la chair et des muscles. La course se suspend en sculpture, la chute est un soulèvement, haut et bas se renversent. La plénitude est concomitante de la perte, la rencontre de la fuite.
Les tableaux se conçoivent en série. Répétition, variation, succession, accumulation, reprises, écarts se multiplient. La syntaxe du peintre fait se croiser un instinct puissant de la couleur et un abandon au geste, où l’accident tutoie la grâce. Ce n’est pas l’unique trait de pinceau des maîtres calligraphes chinois, mais la voie est proche. A l’impatience des figures répond la maturité de leur présence, lorsque geste et couleur créent une nouvelle aventure du voir.

Claudine Galea
Mars 2012